Libérer la France de sa prison intellectuelle
CHRONIQUE - La faiblesse des élites tient à leur incapacité d’accepter les faits quand ils dérogent à leurs dogmes. Mais pour comprendre les mutations de notre pays, il faut côtoyer les gens et se saisir de la révolte des Oubliés.
Mais où sont les idées neuves ? Même Alain Minc, laudateur mal inspiré de la "mondialisation heureuse", avoue ne plus rien comprendre aux mécanismes économiques. Face au "désert intellectuel" qu’il constate à son tour, ce père Joseph des puissants espère un "aggiornamento de la pensée macroéconomique". Toutefois, il pourrait préalablement s’interroger sur la sotte arrogance de ceux qui disent savoir. Après le vote britannique approuvant le Brexit, en 2016, Minc avait commenté : "Ce référendum n’est pas la victoire d’un peuple sur les élites, mais celle des gens peu formés sur des gens éduqués." Bref, le sacre des crétins. Cet aplomb de la caste est au cœur de la crise de l’intelligence. La faiblesse des élites tient à leur incapacité d’accepter les faits quand ils dérogent à leurs dogmes. Elles préfèrent contourner les réalités obscènes. Cela est vrai en économie, et il faut reconnaître à Minc la sincérité de son désarroi. Cela l’est plus encore quand il s’agit de comprendre la vie ordinaire.
Depuis des décennies, les milieux intellectuels et universitaires tournent en rond. Ils se copient, s’applaudissent, se cooptent. Ils excluent les esprits originaux. Contre ces déviants, la meute est intarissable pour les faire taire ou les ridiculiser. Pas étonnant, après de tels désherbants, de ne trouver qu’un sol aride. Minc propose des pistes pour exploiter la matière grise : lancer des livres blancs, réunir des commissions, susciter des rapports, stimuler des débats. Bien, bien. Mais les armoires des ministères sont emplies de ces travaux. Ces esprits cadenassés doivent d’abord se libérer de leurs fausses croyances. Or cette émancipation est loin d’être gagnée, à en juger par la manière dont les Sachants ont été incapables de se saisir de la révolte des Oubliés. Pour comprendre la France en mutation, il faut côtoyer les gens. Le matérialisme économique, déboussolé, doit intégrer cette humanité qui lui échappe.
L’avenir d’une nation ne peut se réduire à des chiffres, des courbes, et des taux de CO2, comme s’en persuadent les tenants du tout économique et de l’homme planétaire. Emmanuel Macron se trompait dès 2017, quand il assurait : "La force de notre économie, quand nous l’aurons pleinement retrouvée, c’est le socle même de notre projet de société." Ce discours est de ceux que produisait le Gosplan soviétique. Il est d’ailleurs troublant de constater les similitudes entre la pauvreté intellectuelle produite en URSS par l’indépassable communisme et la glaciation imposée aux sociétés libérales, surtout en France, par les gardes-chiourmes du politiquement correct. Certes, l’expression y est plus libre, et les goulags n’existent pas. Mais quiconque ne récite pas les mérites de la diversité, de la non-discrimination, du "soi-mêmisme" ou de la contrition occidentale a droit au même statut de dissident. Le pays s’est habitué à vivre dans une prison intellectuelle. Un projet de société ne peut s’épanouir derrière des barreaux.
La place centrale prise par l’écologie dans le débat est le résultat du manque de réflexion des dirigeants. "J’ai changé, très profondément", a déclaré Macron l’autre jour, expliquant avoir été convaincu par les inquiétudes des jeunes sur le climat : une jeunesse embrigadée sous la bannière de Greta Thunberg, 16 ans. L’influence de l’adolescente robotisée a de quoi inquiéter sur la maturité du président, qui a ouvert aussi le procès convenu du capitalisme. Lorsqu’il tweete, à propos des incendies en Amazonie brésilienne : "Notre maison brûle, littéralement !", il reprend une expression employée par Jacques Chirac il y a dix-sept ans. Pour l’originalité, prière de repasser. Alors que la France reste inflammable, le président détourne les attentions pour justifier sa vision mondialiste. Avant de donner des leçons au monde, Macron ferait mieux de renouer avec son peuple inquiet. Or le sujet est visiblement un embarras qu’il veut s’éviter. Il est plus valorisant de vouloir "rendre ce monde plus habitable". Ça ne mange pas de pain.
Paru dans Le Figaro, 30 août 2019