"Pourquoi les français se plaisent à rêver d'un Macron ou d'un Juppé ?"
"Va, je ne te hais point." On connaît le vers célèbre du Cid, cette superbe litote par laquelle Chimène dit toute la force de son amour à Rodrigue. Aujourd’hui, Rodrigue, c’est Emmanuel Macron, ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, enfant chéri des médias… quant à Chimène, elle n’est pas une, mais multiple, presque un syndicat de personnalités de la droite et du MEDEF, sensibles à la fois au discours et au taux de popularité du jeune ministre dans les sondages.
C’est un phénomène curieux, une pièce étrange qui n’en finit pas de fasciner.
Première scène, premier tableau : comme d’usage en période pré-électorale, les critiques, les attaques contre l’ENA, bouc émissaire idéal, fusent de toutes parts – depuis les rangs de la droite surtout, il faut bien le dire -, avec toujours le même entrain et surtout le même refrain : les énarques accaparent le pouvoir politique, ils ont fait depuis trente ans la preuve de leur incapacité, ils "trustent" aussi les grands leviers de l’économie, ils ne sont que des clones incapables de produire une pensée originale, ils sont arrogants, etc. Bref, supprimons ce concours élitiste et remplaçons le par des nominations à la mode du privé, avec libre choix de "l’employeur" - entendez le pouvoir politique. La France ira mieux, le monde aussi, nous aurons l’impression d’avoir fait la révolution à peu de frais et dormirons tous à l’ombre protectrice de la seule République qui nous convienne : la république bananière. Tout le monde y va de son couplet : parmi les hommes politiques, ce sont souvent les petits formats qui cherchent ainsi à se faire remarquer. Mais ce sont aussi les énarques-politiciens eux-mêmes qui sont soucieux de se dédouaner, soit en attaquant leur ancienne école, soit en "blanchissant" leur curriculum vitae.
Mais voici le second tableau : Emmanuel Macron. Le brio, la jeunesse, le discours "moderne"… Et que voit-on ? Les mêmes qui conspuent l’ENA à longueur de journée et d’articles coulent des regards de jeune fille enamourée vers le ministre de l’économie.
Assurément, Emmanuel Macron est une personnalité brillante, jeune, séduisante. Pourtant il est issu d’un milieu aisé. Pourtant, il a fait sciences po, puis l’ENA. Pourtant, il est sorti à l’inspection générale des finances. Pourtant, il a été chez Rothschild. Pourtant, enfin, il fait de la politique. C’est donc le portrait-type de l’énarque tel que généralement on le caricature – tant il est vrai, simple vérité statistique, que l’écrasante majorité de ses camarades d’école n’a pas nécessairement le même parcours… Lui, en revanche, réunit tous les traits qui devraient lui valoir la détestation universelle. Oublions la jeunesse un instant : Alain Juppé n’est pas très éloigné du même modèle. Ni un Bruno Le Maire, ni une Valérie Pécresse, ni un Laurent Wauquiez… Il y a très peu d’énarques en politique, mais ils se voient de loin – souvent parce qu’ils font d’excellents ministres ou de bons députés.
Comment interpréter cette stupéfiante contradiction ? Faut-il tenter quelque psychanalyse ? Quand de Gaulle créa l’ENA en 1945, il fut guidé par une idée simple : mettre à la disposition du pouvoir politique légitime une haute administration bien recrutée et formée, mobile, efficace, capable de transmettre l’impulsion de ses choix et décisions à l’immense machine administrative française. Le système a plutôt bien fonctionné tant qu’il y eut décision et impulsion au sommet… Mais depuis plus de trente ans la grande majorité des hauts fonctionnaires continue de faire tourner, tant bien que mal, une machine lourde et budgétairement épuisée. Elle retouche, rapièce, répare ce qui peut l’être sous les reproches, parfois les injures, de ceux qui devraient la commander.
Pourquoi, dès lors, cette passion enfiévrée pour quelques figures si représentatives du "système", représentatives même jusqu’à l’excès ? Parce qu’après ces décennies de décisions non prises, d’arbitrages perpétuellement différés et de faillite budgétaire programmée, nombreux sont ceux qui, sans se l’avouer à eux-mêmes, restent fascinés par les figures de "l’âge d’or", par le souvenir de l’Etat transcendant et salvateur qui portait la société à travers les orages. Notre système politique et institutionnel est sans doute à reconstruire. En 1945, présentant la création de l’ENA, Michel Debré expliquait pudiquement l’abaissement de l’Etat par "des circonstances qui n’ont pas permis aux hommes de gouvernement ni aux assemblées politiques d’apprécier à leur exacte valeur les besoins de l’Etat moderne." Nous y sommes. Et pourtant la droite française se refuse obstinément à construire une vision nouvelle, ambitieuse de l’Etat. Elle se contente de ressasser de vieux discours sur le retour nécessaire au "régalien" et sur la liquidation de "l’Etat-Providence", en refusant de voir que la France a profondément changé – avec une population beaucoup plus nombreuse et une société beaucoup plus hétérogène, plus consommatrice que jamais de services publics -, que le monde aussi a changé et que des menaces très lourdes pèsent sur notre pays, sur notre civilisation à qui il faut plus que jamais un Etat moderne, fort et protecteur.
Or nous sommes dangereusement tentés de mettre à mort le bouc émissaire. Comme l’a décrit René Girard (Quand ces choses commenceront), il n’y a dès lors "plus d’ennemi, il n’y a plus de vengeance, puisque, dans le bouc émissaire, on a mis à mort l’ennemi absolu." Et puis, devant les difficultés qui persistent, ou s’aggravent, vient le constat que le bouc émissaire n’était pas coupable, qu’il était peut-être même utile. Alors, dit Girard, "à l’idée qu’il peut détruire la communauté s’ajoute désormais celle qu’il peut la reconstruire." Nos politiques n’ont peut-être pas tant besoin de s’allonger sur le divan. Un peu de bon sens et d’honnêteté intellectuelle suffira. Le politique gouverne, tranche, décide. L’administratif peut proposer des solutions, mais à la fin des fins il applique les décisions du politique. "Il faut que le peuple comprenne et y voie clair", disait de Gaulle. Emmanuel Macron, précisément, évoquait dans une interview l’an dernier une "forme d’incomplétude" de la démocratie dans notre pays, et "l'interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant, ce qu'on attend du président de la République, c'est qu'il occupe cette fonction. Tout s'est construit sur ce malentendu".
Rien d’étonnant à ce qu’un Macron fascine, ou même qu’un Juppé séduise : à leur manière, parfois à leur insu, ils sont les purs produits de la Vème République, celle dont les Français rêvent la nuit.
Paru dans Le Figaro, 18 avril 2016
Arnaud TEYSSIER, ancien élève de l'Ecole normale supérieure de l'ENA.
Auteur de plusieurs biographies : "Charles Péguy. Une humanité française", Perrin coll, tempus 2014 ; "Richelieu. L'aigle et la colombe", Perrin, 2014.