Dans les livres ou les films d’aventures, il y a toujours un moment où le héros se trouve coincé au-dessus d’une crevasse dont les flancs s’ouvrent de plus en plus largement, l’obligeant à un grand écart fatal, qui le projettera au fond du trou. Fort heureusement, un plésiosaure ou un drone, ou bien encore une divinité sortie de cieux magiques le tire de ce mauvais pas, et à la fin il épouse la princesse….
L’Armée française est dans la position de ce malheureux, mais pour elle, hélas, aucun drone (pourtant bel exploit de notre technologie) ne viendra la sauver. Et sa sourde mélopée ne sera pas entendue.
Depuis 30 ans, de budget en budget, de gouvernement en gouvernement quel qu’il soit, l’armée française fond à vue d’œil, telle une omelette norvégienne abandonnée sur un buffet, après la fête. Et même si l’on n’est pas spécialement militariste, on ne peut que le déplorer.
Ecartèlement fatal, étrange, entre rêves d’efficience perpétuée et le vécu possible, lequel dénote au surplus l’archaïsme de la pensée politique. Imprévision, aveuglement face aux situations interne, européenne, intercontinentale, et mondiale, un gouffre entre le discours annoncé et les réalités. Mais de cela, on finit par en avoir l’habitude ; les états-majors font ce qu’ils peuvent.
Faisant court, on peut signaler :
1/ Après recensement sur 2 ans, annonce en 2012, d’un effectif de défense de 296 493 personnes dont près de 68 000 civils et 15% de femmes ; l’armée de terre représente plus du tiers. Le budget global étant pour 2011 de près de 22 milliards hors pensions, lesquelles "plombent" énormément les crédits alloués aux militaires.
Ce monde, parfois distribué en fonction de "recadrages" partiels, a pu apparaitre chaotique ; il a été enjoint aux militaires de "fermer" des unités, des locaux, comme on fermerait un bistrot, de se débarrasser de ce qui pouvait paraître désormais "inutile" et dispendieux.
Vision courte et démagogie anti militariste.
Comme si on pouvait se passer d’une armée ! La France n’est pas le Costa Rica. Une méfiance toute républicaine envers les képis et les bâches leur alloue un (ou une) ministre civil, lequel n’a désormais que rarement "servi", et peut parfois s’empêtrer d’a priori dévastateurs.
Un bon point : les militaires savent "combien ils sont", alors que l’éducation nationale est incapable de compter ses ouailles…
Le récent et énième "livre blanc" est-il mieux considéré ? Il est en tous cas à l’origine de la Loi de programmation militaire 2014-2019 présentée le 2 aout et votée le 18 décembre 2013 sous le N° 1168. La réforme Balard qui consiste à regrouper les administrations des 3 Armées (et leurs annexes) afin d’éviter les doublons sera effective en 2015. Une large place y est faite à la cyber défense assortie de nouveaux moyens. Cela est plutôt bel et bon.
2/ Au plan interne l’abandon (plus exactement la suspension) de la conscription par la loi Richard d’octobre 1997, sans avoir suffisamment réfléchi à ses conséquences sociales, a été une erreur. On en voit les résultats aujourd’hui, 17 années après : Certes, le "service militaire" tel quel, était obsolète, trop coûteux, entaché de souvenirs coloniaux et post coloniaux mal perçus.
Caprice présidentiel pour se faire bien voir de l’opinion, cette réforme fut bâclée, peu raisonnable. Il eut fallu l’accompagner de la substitution immédiate d’un vrai "service civil", ouvert aux filles comme aux garçons, à la nordique, destiné à une jeunesse qui était déjà en perte de civisme, de repères et d’un minimum de discipline collective. Sans parachever son éducation par une touche de collectivisme utile à la nation, le pouvoir politique a coupé le lien qui l’unissait à la part d’avenir constructif qui fait l’espoir d’un pays fonctionnant bien. On s’apitoie désormais sur tous ces 15-25 ans qui préfèrent l’assistance au travail, le deal ou le terrorisme dans les cités à une insertion normale dans l’équilibre sociétal. Sans en être sottement idolâtre, il est bon de remarquer que le "service" avait une indéniable fonction de métissage social, offrant, même si beaucoup pensaient y perdre leur temps, une pause et une possibilité de réorienter une jeune vie parfois mal commencée. Il n’y a pas qu’Hemingway pour parler de générations perdues.
3/ Les discours sont rassurants.
Le chef de l’Etat veut toujours que son pays - via son armée - soit le sauveur des cas désespérés. Au Mali ce fut relativement facile, car la structure reposait sur le flou. Mais le temps qui passe et les dures réalités de l’Afrique centrale font finalement comprendre a posteriori, qu’il aurait peut-être été plus sage de procéder autrement : Cerval fut un "joli coup" mais quelle suite envisager ? Sangaris, un ingérable guêpier, peut-être ? Un instant, vouloir se mêler de Syrie relevait du pur fantasme : en y regardant de près, cet Etat - quel qu’il soit - demeure riche, puissant, armé jusqu’aux dents, proie de désordres mal cernés et qu’on ne résout pas avec d’aléatoires opérations terrestres. Faute de moyens d’action et de protection véritables nous nous faisons piquer nos brevets les plus remarquables par les Américains, les Russes, les Chinois et qui d’autre encore ? La Corée du Nord peut être ? Notre capacité d’intervention est limitée par le manque de moyens, de maintenance d’un matériel à bout de souffle : nos 250 chars Leclerc, le Rafale splendide mais invendable, nos 4 petits sous-marins nucléaires, notre unique porte avion, sont bien peu de choses pour figurer vraiment dans les adversaires sérieux sur le long terme. Pour 2015 le budget alloué aux "opérations extérieures" (450M) devra être multiplié par quatre ou cinq. Par quels moyens ? Dans ce miroir sans concessions, on voit que la France est une "puissance moyenne", sans doute représentative du savoir combattre européen, mais très amoindrie. Les terroristes disséminés du désert n’ont pas peur de l’armée française…
4/ Certes, il y a ce message fort : ce splendide 14 Juillet des Champs Elysées, vitrine illusoire d’une mini-armada à bout de rêve et d’illusions, dissimulant un désarroi institutionnel profond. La plus grande partie du peuple français "adore" le défilé de la Fête nationale : ce matin-là tous les antagonismes sont gommés.
La France sait former de remarquables militaires, excellents sur le terrain, bons stratèges, et réfléchis. Quel long passé de nation "guerrière", et ce, depuis le valeureux Clovis, Charlemagne, Turenne, Carnot, Bonaparte, Leclerc…et tant d’autres : la liste est immense. Nous avons aussi une longue tradition coloniale, depuis les Croisades et les Lusignan, les guerres de course maritime, les comptoirs des Indes, l’Orient Extrême, le Tonkin, la reine Ranavalo, l’Oubangui Chari, la haute Volta et ses timbres splendides, orgueils des philatélistes. Il n’y a pas à en avoir honte et se flageller : ce fut l’histoire, celle des peuples et des décideurs, des flux de pauvretés et de richesses, des incompréhensions et incompatibilités, des abus et des manques.
Histoire éternelle des conquérants et des soumis : Après Rome, ce furent d’abord les Hispano-Lusitaniens, puis les Bataves, et pour finir, les Britanniques et les Français, affamés et rivaux au sein d’Empires aussi éphémères que voraces. Apprenons l’histoire à nos enfants, et pas seulement par le petit bout d’une lorgnette punitive.
5/ L’idée d’une "Force européenne" pour gérer les incertitudes africaines (ou d’autres) peut paraitre lumineuse : la "croupion" armée française, ou ce qu’il reste des autres "armées" européennes, ne peuvent, avec leurs moyens propres - même si les hommes sont excellents - neutraliser les démons d’espaces aussi vastes que la moitié de l’Europe, dans des conditions de violence inouïe. Ce n’est pas avec 600 spécialistes que le problème de l’Afrique centrale sera endigué. Certes, il n’est pas question d’envoyer un million d’hommes reconquérir le terrain et les âmes, mais cette mutualisation européenne des moyens et des actions, envisagée sans résultat depuis des décennies, par une subite prise de conscience, serait-elle, à terme, réalisable, au-delà des anciennes querelles ?
De nombreux Européens considèrent ce sujet "post colonial" et ne se sentent pas concernés.
Les désastres actuels et imminents dans un Moyen Orient en charpie, une Afrique sub-saharienne incertaine, ont déclenché une prise de conscience tardive. Attendons la suite : mais il ne faut pas trop traîner ni déborder d’optimisme : L’union, sous égide nord-américaine, contre le pseudo état islamique est un progrès, une sorte nouvelle croisade contre le "mal" mais est-elle réaliste ?
A l’évidence, nous allons vers de nombreux désordres locaux, partout dans le monde, dus au surnombre, au manque de travail, à l’intolérable pauvreté, à la galopante connaissance de "mieux êtres" inatteignables, à des affrontements idéologiques ou confessionnels immémoriaux peut-être, mais qui resurgissent dans une forme moderne, à la fois technologique et humaine, avec une rare violence. Massacres, tueries, peut-être même génocides risquent de se déployer sans retenue.
L’ONU qui n’arrive pas à se réformer temporise avec des moyens pachydermiques, ménageant tout le monde et personne, peut être obsédée par les vrais intérêts, ceux économiques et financiers. Les Occidentaux n’ont pas pris la revanche de l’Islam au sérieux : pourtant, il y en a eu des avertissements : les ayatollahs, les talibans, les attentats disséminés, les fortunes affichées, l’incroyable 11 septembre…Et toujours, ces atermoiements bien-pensants, sans qu’ils provoquent un vrai consensus de réaction. Les intérêts sont tellement embrouillés et les arrière-pensées tellement inavouables…
André Malraux, en son temps, avec son aplomb divinatoire, avait lâché "le 21ème siècle sera religieux" : il semble que ce soit bien parti : pour l’heure il y a 3 pistes à suivre : l’Occident a face à lui une "vraie" puissance à affronter : idéologique, économique, militaire : deux branches armées, l’une venant du nord est, l’autre trans africaine : la jonction visée peut se faire en Egypte, qui de tous temps fut au centre des objectifs de l’Islam. En second lieu, la Turquie est dans une position stratégique : elle est l’incarnation d’une nation devenue laïque après avoir été le moteur plus que millénaire de "l’autre monde", celui opposé à la puissance de la chrétienté ; elle est l'état "traitre" qu’il faut détruire. Mais par ailleurs, si on retourne la carte, intégrée dans l’OTAN, elle peut être l’avant-poste d’une réponse énergique : pour les autorités turques favorables à l’européanisation, ce conflit est une opportunité. Enfin la mutualisation des moyens de lutte contre un ennemi commun peut devenir, pour les Européens, le déclencheur d’une meilleure intégration des moyens et des actions : l’Europe de la défense peut-elle surgir de la situation actuelle ?
Peut-être serait-il bon de faire un peu confiance aux militaires ? Eux, au moins, savent arrêter le feu….