Bernie Sanders : homme providentiel ?
Est-il en mesure d’inverser la politique néoconservatrice de ces dernières décennies ?
La France a connu trois hommes providentiels. Le premier est une femme (Jeanne d’Arc), le second un empereur (Napoléon) et le troisième un militaire (de Gaulle). L’homme providentiel est une expression française, par excellence. Elle est inconnue dans le monde anglo-saxon. Pourquoi l’évoquer ? Parce que ces trente dernières années les Etats-Unis se sont transformés en une ploutocratie hégémonique avec un double risque : financier et nucléaire. Des candidats à la présidence des Etats-Unis, Bernie Sanders est le seul à parler le langage de la raison et à proposer une alternative crédible à la politique néoconservatrice de ces dernières décennies. En cela, il serait un homme providentiel, s’il était élu.
Avènement de la ploutocratie hégémonique
Ronald Reagan a éliminé l’inflation, brisé la grève des aiguilleurs du ciel et enclenché une course aux armements. Cette dernière a été fatale à l’Union soviétique. La route de l’hégémonie était ouverte, celle de la ploutocratie n’allait pas tarder à l’être. Bill Clinton s’en chargea. Sans état d’âme, il abolit le Glass-Steagall Act, garant de la stabilité financière depuis les années 30, pour le remplacer par le Gramm-Leach-Bliley Act qui ouvrit la voie à la crise des subprimes avec la participation de la Réserve Fédérale et de l’inconséquente Security and Exchange Commission. Avec un cynisme rare, George W. Bush a été l’acteur d’une redistribution de la richesse produite en réduisant l’impôt des classes favorisées de 4% du produit intérieur brut, puis il a envahi l’Afghanistan et l’Iraq avec les résultats que l’on sait. Il a institué la torture, rebaptisée "enhancement techniques" pour ne choquer personne, créé un nouvel adversaire ("the ennemi combattant") pour échapper aux Conventions de Genève, fait voter le Patriot Act qui empiète sur les libertés individuelles et créé le ministère du Homeland Security pour quadriller l’espace américain. Barack Obama sur qui beaucoup d’espoirs reposaient pour altérer, sinon inverser la politique de son prédécesseur, a déçu ses partisans – en premier lieu le comité norvégien du Nobel – en poursuivant dans la même voie. Il a intensifié la guerre en Iraq qu’il avait qualifié d’absurde quand il était sénateur, détruit la Libye et la Syrie. Il fait aussi un usage immodéré des drones dont les frappes "chirurgicales" tuent des familles entières à tel point que le New York Times s’en est ému. Il a aussi renié sa promesse de fermer la prison de Guantanamo. Son ministre de la justice, Eric Holder, a refusé de poursuivre les responsables de la crise des subprimes au motif que cela créerait un risque systémique. (?)
Les Américains les plus riches (1%) ont toute raison de se féliciter de la politique des trente dernières années. Ils captent 18 % de la richesse produite annuellement – le même niveau qu’en 1925 – contre 8 % seulement dans les années 70. La fortune des plus riches (0,1%) est égale à celle des 90 % les plus pauvres. La famille américaine n’a pas profité du retour de la croissance. Son revenu médian est inférieur aujourd’hui à ce qu’il était en 1999. La décision de la Cour suprême de janvier 2010 ("Citizens United v. Federal Election Commission") qui autorise les entreprises à financer les campagnes électorales, est symbolique du dévoiement de la démocratie américaine. Il faudrait aussi, pour être complet, citer le scandale des machines électorales truquées et bien d’autres choses encore…
Les candidats à l’élection présidentielle
Il y a trois candidats principaux : Donald Trump, Hillary Clinton et Bernie Sanders. L’affiliation à un parti politique n’a guère de sens dans cette course à l’investiture, mentionnons cependant que le premier est républicain, la seconde démocrate et le troisième indépendant.
Donald Trump est un personnage atypique qui a fait fortune dans l’immobilier. Il est narcissique et n’a ni vision ni repère. Il se contredit constamment et explique, quand on lui fait remarquer, qu’il est "flexible". Le mot qui ponctue ses discours est "deal", mot générique que l’on peut traduire par "pacte", "accord" ou "marché" sans cependant lui faire justice car il porte aussi en lui une image négative que l’on retrouve dans le mot "dealer". C’est un maître-mot dans l’immobilier où tout un chacun cherche à "faire une affaire". Ce mot définit parfaitement le personnage. Il ne sait faire que des "deals", parfois des mauvais ce qu’il l’a conduit à la faillite. Pourquoi alors est-il si populaire ? Pour les mêmes raisons que l’était Berlusconi, pour sa faconde, son assurance, son discours anti-establishment. Il se dit "neutre" à l’égard du conflit israélo-palestinien (tout en proposant le transfert de la capitale de l’Etat hébreu de Tel Aviv à Jérusalem), considère l’OTAN obsolète et coûteuse, et se dit prêt à discuter avec Poutine qu’il considère, semble-t-il, comme un alter-ego. Il n’y a bien sûr rien de commun entre un joueur d’échec et un électron libre. On n’ose pas imaginer ce que donnerait leur rencontre. En bref, son programme remet en cause certains des dogmes néoconservateurs. La colère de ces derniers est compréhensible. Ses électeurs sont les cols bleus – l’éphémère Tea Party. Ils ont été durement touchés par la mondialisation et ont le sentiment d’être les "laisser pour compte" de la crise des subprimes. Ils craignent la déchéance qui les ferait rejoindre le statut social des noirs. Les caciques du Parti républicain qui un temps ont pensé les récupérer s’en sont désintéressés, pensant que le moment venu ils seraient en mesure d’imposer leur candidat, comme ils le firent avec Mitt Romney en 2012. Mal leur en a pris. Le taureau androcéphale leur a coupé l’herbe sur le pied. Il ne peut plus être arrêté. S’il est élu, ce qui est improbable car son électorat n’est pas assez large, les cols bleus seront les dindons de la farce. Le "taureau" n’a que faire de leurs atermoiements.
Hillary Clinton s’est trompée de parti, sans doute par ambition. Ambition est le mot qui la définit le mieux. C’est une néoconservatrice pure jus tant au plan intérieur qu’extérieur. Elle doit sa fortune à Wall Street. Aussi, a-t-elle du mal à convaincre quand elle prétend vouloir contrôler le monde de la finance. En revanche, elle ne surprend personne quand elle décrit sa politique étrangère néoconservatrice. Selon elle, il est dans la destinée des Etats-Unis de diriger le monde, comme elle l’a clairement exprimé lors d’un débat avec Bernie Sanders. Elle considère que les Etats-Unis et Israël partagent les mêmes intérêts vitaux au point que l’Etat hébreu sera la destination de son premier voyage à l’étranger. Elle a exprimé avec force et conviction son amitié pour Israël lors de la réunion annuelle d’AIPAC (équivalent du Crif) le 20 mars dernier, n’hésitant pas à comparer Donald Trump à Hitler (après avoir jadis comparé Vladimir Putin au même Hitler ce qui lui avait valu une remontrance de son ami Henry Kissinger). Alors qu’elle était ministre des affaires étrangères, elle a milité en faveur des bombardements de la Lybie déclarant après coup : "Nous sommes venus, nous avons vu, Kadhafi est mort". Elle s’est aussi faite l’avocate du redéploiement des forces navales américaines en Asie, et s’est prononcée en faveur du Transatlantic Trade & Investment Partnership qu’elle qualifie d’OTAN économique. (Les syndicats américains sont vent debout contre ce traité.) Sa capacité a absorbé les mauvais coups (nombreux en politique) et a surmonté les scandales, comme ceux des "mails" et de Bengazi est exceptionnelle. L’Affordable Healthcare Act qui favorise quelque peu les noirs, lui a permis de faire un excellent score dans les états du sud. Avec la masse électorale du Parti démocrate, elle devrait être en mesure de remporter la mise, surtout si son adversaire est Donald Trump. Les jeux seraient-ils faits ? Ils le seraient sans Bernie Sanders.
Sanders se définie comme un socialiste démocrate. Le mot "socialiste" ne doit pas être pris dans son sens français. Dans notre hémisphère politique, il se situe au centre gauche. Né d’une famille juive polonaise de Brooklyn, Bernie Sanders a fait pratiquement toute sa carrière en politique. Il est sénateur du Vermont. Il se distingue de Donald Trump par son réel souci du peuple américain et d’Hillary Clinton par sa perception raisonnée des intérêts américains. Le peuple et les Etats-Unis sont au cœur de son discours. Il convient, selon lui, d’éradiquer le chômage qui n’est pas de 4,5 %, comme l’annonce les journaux, mais de 9,2 % si l’on inclut les chômeurs "découragés", c’est-à-dire ceux qui ne cherchent plus un emploi activement. Pour ce faire, il préconise une politique keynésienne financée par l’imposition des classes les plus favorisées. En politique extérieure, il ne considère pas que les Etats-Unis ont une mission civilisatrice ou hégémonique et encore moins de gendarme du monde. Il reconnaît les inquiétudes compréhensibles d’Israël en ce qui concerne sa sécurité tout en trouvant légitimes les appréhensions des Palestiniens quant à leur futur. Ses prises de positions lui ont valu le ralliement de la députée Tulsi Gabbard, ancien officier de l’Armée américaine ayant accompli plusieurs missions en Iraq – l’un des rares membres du Congrès a critiquer ouvertement la politique américaine au Moyen Orient. Bernie Sanders se présente aussi comme le défenseur indéfectible de la Constitution américaine, considérant qu’elle ne peut en aucun cas être altérée pour des raisons sécuritaires. Ses électeurs se recrutent dans la classe moyenne blanche. Il est très populaire auprès des jeunes.
Retour de la démocratie ou occasion perdue ?
Les positions respectives des trois principaux candidats à l’élection américaine peuvent se résumer comme suit. Donald Trump propose une version musclée de l’isolationnisme américain, cher aux républicains traditionnels. Hillary Clinton reprend à son compte le néo-conservatisme de Dick Cheney, Donald Rumsfeld et John McCain. Bernie Sanders rompt avec cette politique en s’inspirant du modèle des années 60 au plan intérieur et en prônant le réalisme au plan extérieur. Au regard du passé récent, il invite les Américains à une véritable révolution.
Ces trente dernières années les Etats-Unis se sont transformés en une ploutocratie hégémonique avec un double risque : nucléaire et financier. Si Washington poursuit sa politique de provocations au Moyen Orient, en Europe orientale et en Asie, l’affrontement avec la Russie et la Chine est inévitable. Aucune de ces deux nations n’est prête à faire allégeance au souverain auto-proclamé américain. Cette politique extérieure absurde, l’est tout autant au plan intérieur. La politique de l’apaisement quantitatif – un effet indirect de la politique fiscale obérée par le budget de la défense – est à bout de souffle. La Réserve fédérale ne sait pas comment s’en extraire. Les infrastructures sont dans un état lamentable et requièrent des investissements importants. L’accroissement du coût de l’enseignement supérieur hypothèque l’avenir de la nation, etc. Au regard des positions des candidats, l’élection présidentielle américaine revêt donc un caractère exceptionnel à ce point de l’Histoire. Ses effets se répercuteront dans le monde entier.
Des trois principaux candidats à la présidence des Etats-Unis, Bernie Sanders est le seul à parler le langage de la raison et à proposer une alternative crédible à la politique néoconservatrice de ces dernières décennies. En cela, il serait un homme providentiel, s’il était élu. Malheureusement, le matraquage médiatique auquel l’électorat américain est soumis lui fait du tort d’autant plus que des calculs politiciens jouent en sa défaveur. Bien qu’indépendant, il concourt pour l’investiture du Parti démocrate. Il est donc en concurrence directe avec Hillary Clinton. Le nombre de ses délégués est d’un tiers inférieur à celui de sa concurrente. Quand bien même égaliserait-il les scores, la partie ne serait pas gagnée pour autant. Il lui faudrait, à la Convention du Parti démocrate en juillet à Philadelphie, convaincre les "super délégués" – ces délégués non élus désignés par le parti – qu’il est le meilleur candidat pour emporter la victoire en novembre. Il y a fort à parier qu’Hillary Clinton, plus connue du public américain, lui sera préférée. L’inversion de la politique américaine qu’il prône n’aura sans doute pas lieu avec les effets probablement désastreux que l’on peut imaginer aux Etats-Unis et dans le reste du monde.
Post scriptum : Bernie Sanders a fait savoir qu’il appellerait à voter Hillary Clinton si sa candidature n’était pas retenue. Cette prise de position surprend et ternit son image. Son programme, très différent de celui de sa concurrente, ne justifie en aucune façon ce ralliement. Mystère de la politique politicienne.